CHAPITRE 2

De grandes clameurs le réveillèrent, et il s’assit, les sens en alarme. Il avait monté la garde trop souvent pour ne pas savoir ce que signifiaient ces bruits. Melisendra s’assit près de lui.

— Nous sommes attaqués ?

— Au bruit, on dirait. Sinon, comment veux-tu que je sache ?

Bard était déjà levé et s’habillait à la hâte. Elle enfila une longue robe sur sa chemise de nuit et dit :

— Il faut que j’aille auprès de ma maîtresse, et que je m’assure que les enfants et les femmes sont en lieu sûr. Laisse-moi t’aider à enfiler tes bottes.

Bard se demanda comment elle savait que ça l’ennuyait de perdre du temps à appeler un serviteur pour l’assister.

— Et voilà ta cape et ton épée.

Il se hâta vers l’escalier, jetant sa cape sur ses épaules.

— Mets le petit en lieu sûr !

Il s’étonna vaguement de sa réaction ; avec une attaque à contrer, ce n’était pas le moment de penser aux enfants et aux femmes.

Il trouva son père dans le Grand Hall, vêtu à la diable.

— C’est une attaque en règle ?

— Non ; plutôt une incursion rapide. Ils ont envahi quelques villages et sont repartis avec des chevaux qui nous manqueront, et quelques sacs de grain. Le tumulte provient des villageois venus nous prévenir, et de mes gardes qui s’arment pour les pourchasser, et peut-être reprendre les chevaux…

— Des hommes de Geremy ?

— Non, ils auraient attaqué la Grande Maison, pas les villages. Je crois que c’étaient des hommes de Serrais, profitant de l’anarchie pour nous attaquer avec des canailles des Villes sèches… Ils grouillent dans tout le pays. Dommage qu’ils ne se tournent pas contre Geremy, terré au Château Asturias !

Gwynn entra, et Dom Rafaël se tourna avec irritation vers le vieux coridom.

— Quoi encore ?

— Un messager du roi, seigneur.

Dom Rafaël fronça les sourcils et demanda avec humeur :

— Où y a-t-il un roi en ce pays pour envoyer un messager ?

— Pardonnez-moi, seigneur. J’aurais dû dire un messager de Dom Geremy Hastur. Il est arrivé au milieu de toute cette agitation, pendant que vos hommes sellaient leurs montures pour partir à la poursuite des bandits…

— J’aurais dû partir avec eux, dit Bard.

Mais son père secoua la tête.

— C’est sans doute ce qu’ils désiraient, que tu perdes tes forces à des futilités.

Se tournant vers Gwynn, il reprit :

— Je recevrai l’homme de Geremy. Dis à Dame Jerana de m’envoyer une leronis pour lancer un charme de vérité dans le hall. Sans cela, je n’entendrai pas ce laquais des Hastur. Bard, veux-tu m’assister ?

On introduisit l’envoyé de Geremy, porteur du pavillon de trêve et de la bannière des Hastur, sapin d’argent sur champ d’azur, dans le Grand Hall. Entre-temps, Bard avait déjeuné à la hâte d’un bol de porridge arrosé d’un pot de bière sure, s’était aspergé le visage d’eau froide et avait revêtu les couleurs de son père, le bleu et argent des di Asturien. Dom Rafaël prit place sous le dais dans son grand fauteuil sculpté, et deux pas derrière, à la place de l’écuyer, se tenait Bard, debout, la main sur la poignée de son épée. Melisendra, également vêtue aux couleurs des di Asturien, bleu et argent – et comment se faisait-il que les maisons Hastur et di Asturien eussent les mêmes couleurs ? se demanda Bard – assise sur un tabouret, se penchait sur sa pierre-étoile, qui répandait dans toute la salle la brume bleutée du charme de vérité. L’envoyé s’arrêta à la porte, mécontent.

— Seigneur, ce n’est pas nécessaire.

— Chez moi, dit Dom Rafaël, je juge moi-même de ce qui est ou non nécessaire, à moins que je n’accueille mon propre suzerain ; et je ne reconnais pas le fils d’Hastur comme mon suzerain, ni son messager comme la voix de mon roi légitime. Énoncez votre message sous l’influence du charme de vérité, ou gardez-le pour vous et retirez-vous.

L’envoyé était trop bien stylé pour hausser les épaules, mais quelque chose dans sa personne donna l’impression qu’il l’avait fait quand même.

— Qu’il en soit ainsi, vai dom. Comme je ne dis pas de mensonge, le charme de vérité en révèle plus sur les coutumes de votre maison que sur le message de mon maître. Entendez donc la parole du haut et puissant Seigneur Geremy Hastur, Gardien de di Asturien et Régent d’Asturias, gouvernant ce pays au nom de son seigneur légitime, le Roi Carolin de Carcosa…

Dom Rafaël dit, à voix basse mais parfaitement audible :

— À quoi sert cette leronis ? Je croyais que le charme de vérité devait empêcher de proférer aucun mensonge dans cette salle, et l’on émet ici des prétentions…

Bard savait que Dom Rafaël disait cela dans le seul but de contrarier l’envoyé ; le charme de vérité concernait uniquement les faits et les intentions, et non les revendications et les contestations ; naturellement, l’envoyé le savait aussi, de sorte qu’il ignora l’intervention. Son attitude se modifia, et Bard sut qu’il se trouvait en présence d’une Voix, ou d’un messager-mime professionnel, dont la tâche consistait à répéter le message tel qu’il l’avait entendu, avec les mêmes paroles et les mêmes inflexions. N’importe quel messager pouvait répéter oralement un message ; mais il fallait un art spécial et un talent très rare pour le répéter avec la voix même de celui qui l’avait prononce, et pour remporter la réponse avec celle du destinataire, de sorte que l’auditeur pût juger par lui-même des moindres subtilités, ironies ou insinuations.

— À mon cousin et vieil ami de mon père, Dom Rafaël d’Asturias, commença la Voix.

Bard frissonna ; cela avait quelque chose de surnaturel. La Voix était un petit gros à la moustache roussâtre, en livrée dépenaillée, mais, par l’effet de l’illusion ou de la sorcellerie, il semblait que Geremy Hastur en personne se dressât devant eux, voûté, une épaule plus haute que l’autre, tout le poids du corps sur une jambe pour soulager l’autre, appuyé sur un support quelconque. Bard fut parcouru d’un frisson glacé en voyant ce qu’une querelle infantile avait fait de l’homme amer debout devant lui…

Non. C’était une illusion, une Voix entraînée, un mime, un serviteur d’un genre spécial ; le vrai Geremy était bien loin.

— Mon cousin, nous revendiquons tous deux le trône d’Asturias, mais ce problème pourra se régler plus tard ; pour le moment, tout le royaume d’Asturias est assiégé par le peuple de Serrais, qui, voyant que le trône est contesté, pense que le pays est une proie dont tout faucon peut s’emparer. Quels que soient les mérites de nos revendications respectives, je demande la trêve, pour chasser les envahisseurs de nos terres ; après quoi, nous pourrons nous asseoir en parents et négocier pour savoir qui gouvernera ce pays et comment. Je vous demande de faire cause commune avec moi pour le moment, en qualité du plus grand général qui ait servi mon cousin Ardrin dans le passé. Je vous donne ma parole de Hastur que, pendant toute la durée de la trêve, votre fils Alaric, qui séjourne en cousin dans ma maison, n’aura pas à souffrir de la guerre ; et quand les envahisseurs seront chassés, je m’engage à vous rencontrer moi-même, désarmés l’un et l’autre, et accompagnés de quatre écuyers au plus, pour discuter du destin de ce pays et du retour d’Alaric chez son père.

Au bout de quelques secondes, l’envoyé ajouta, mais de sa voix personnelle :

— Tel est le message que le Seigneur Geremy Hastur m’a chargé de vous communiquer, en vous demandant toutefois de venir aussi vite que possible.

Immobile, Dom Rafaël fixait le sol en fronçant les sourcils. Ce fut Bard qui demanda :

— Combien d’envahisseurs ont franchi les frontières d’Asturias ?

— Toute une armée, seigneur.

— Il semble que je n’aie pas le choix, dit Dom Rafaël. Sinon, ces Serrais nous tomberont dessus l’un après l’autre et nous vaincrons sans coup férir. Dites à mon cousin que je le rejoindrai avec tous les hommes valides que je pourrai lever, et autant de leroni que j’en pourrai trouver, dès que j’aurai assuré la sécurité de ma maison, de ma Dame et de mon petit-fils, et vous pouvez ajouter que j’ai déclaré cela sous l’influence d’un charme de vérité.

La Voix s’inclina, et ils échangèrent encore quelques formules de courtoisie. Puis la Voix se retira, et Dom Rafaël se tourna vers Bard.

— Eh bien, mon fils ? Ta renommée guerrière est parvenue à mes oreilles, et voilà qu’à peine rentré une nouvelle guerre t’attend déjà à Asturias !

— J’aimerais mieux combattre Geremy, dit Bard, mais il faut assurer la sécurité du trône d’Asturias avant que quiconque y siège ! Si Geremy pense que notre aide renforcera ses droits sur le trône, ce sera à nous de le détromper, le moment venu. Quand partons-nous ?

 

Toute la journée, les feux d’alarme brillèrent, appelant tous les hommes qui devaient du service à l’Asturias, c’est-à-dire tous les hommes valides sachant monter à cheval. En chemin, bien d’autres les rejoignirent : nobles en armures de cuir renforcé de métal, avec cheval, épée et bouclier ; archers à pied avec flèches, flèches enflammées et longues piques ; fermiers et paysans montés sur des ânes et des bêtes de bât, équipés de lances, de masses d’armes et même de gourdins et de fourches.

Bard chevauchait avec les écuyers de son père, près d’un petit groupe d’hommes et de femmes sans armes, en longues capes grises, le capuchon rabattu sur le visage ; c’étaient les leroni qui combattraient au côté des guerriers. Bard réalisa que son père avait dû recruter et entraîner tous ces hommes pendant son absence, et soudain il frissonna. Depuis quand son père couvait-il cette révolte, comme un œuf monstrueux de son esprit ? Désirait-il depuis si longtemps la couronne pour Alaric ?

Bard, quant à lui, était mieux fait pour la guerre que pour le gouvernement ; il préférait être le frère du roi que le souverain même, et si le roi devait être un jour son frère bien-aimé, c’était une vie dorée qui l’attendait. Il continua à chevaucher en sifflotant joyeusement.

Mais une heure plus tard, environ, il sursauta, car, parmi les leroni, et même sous son capuchon, il avait reconnu la forme et le visage de Melisendra.

— Père, demanda-t-il, pourquoi la mère de mon fils suit-elle l’armée ? Ce n’est pas une catin à soldats !

— Non, c’est notre plus habile leronis.

— Mais, d’après ce que tu m’avais dit, je croyais que Dame Jerana me reprochait de l’avoir rendue inutile pour ce service…

— Oh, elle est inutile pour la Vision, dit Dom Rafaël. Nous avons pour cela une vierge de douze ans. Mais, à tous autres égards, Melisendra est hautement compétente. À une époque, j’avais pensé en faire ma barragana, parce que Jerana l’aime beaucoup et que, comme tu le sauras quand tu seras marié, il est mauvais de prendre une concubine que hait l’épouse légitime. Mais…

Il haussa les épaules.

— Jerana voulait qu’elle reste vierge pour la Vision, alors j’ai renoncé à elle ; et tu connais le reste. D’ailleurs, je préfère avoir un petit-fils. Et, puisque Melisendra a prouvé avec toi qu’elle était fertile, tu devrais peut-être la prendre pour femme.

Bard fronça les sourcils, révolté.

— Je te rappelle, père, que j’ai déjà une femme ; je n’en prendrai pas d’autre tant que vivra Carlina.

— Tu peux certes prendre Carlina pour femme si tu la trouves, dit Dom Rafaël. Mais on ne l’a pas vue à la cour depuis la mort de son père. Elle l’a quittée avant même que la Reine Ariel se réfugie dans sa famille de Valeron avec Valentine.

Bard se demanda si elle avait quitté la cour pour éviter un mariage avec Geremy, qui aurait ouvert à celui-ci la route du trône. Attendait-elle quelque part que Bard vienne la chercher ?

— Alors, où se trouve Carlina ?

— Je n’en sais pas plus que toi, mon fils. D’après moi, elle doit être quelque part dans une tour, en train d’apprendre l’art de la leronis, ou même… dit Dom Rafaël, levant les yeux sur le dernier groupe de combattants à les rejoindre, elle s’est peut-être coupé les cheveux pour prêter le serment de la Sororité de l’Épée.

— Jamais ! s’écria Bard, avec un frisson d’horreur, regardant les guerrières en capes écarlates.

C’étaient des femmes aux cheveux plus courts que ceux des moines, des femmes sans grâce et sans beauté, des femmes portant la dague des Renonçantes, non dans leur botte comme les hommes, mais entre leurs seins, afin que nul n’ignore que tout homme qui porterait la main sur elle mourrait, et que la femme elle-même se donnerait la mort plutôt que de subir le sort des prises de guerre. Sous leurs capes, elles portaient le vieil uniforme de la Sororité, culottes et long justaucorps lacé tombant jusqu’aux genoux, bottillons également lacés à la cheville, oreilles percées comme celles des bandits, avec un long anneau dans le lobe gauche.

— Je m’étonne, mon père, que tu acceptes ces… ces chiennes parmi nous.

— Mais ce sont des guerrières de grand talent, dit Dom Rafaël, qui ont fait vœu de mourir plutôt que de tomber en des mains ennemies ; jamais aucune n’a été faite prisonnière ni n’a trahi son serment.

— Et tu voudrais me faire croire qu’elles vivent sans hommes ? Je ne le crois pas, ricana Bard. Et que pensent les hommes qui chevauchent ainsi avec des femmes qui ne sont pas des catins ?

— Ils les traitent avec le même respect que les leroni, dit Dom Rafaël.

— Du respect ? Pour des femmes en culottes et aux oreilles percées ? Moi, je les traiterais comme le méritent des femmes qui renoncent à la décence de leur sexe !

— Je ne te le conseille pas, dit Dom Rafaël. Car il paraît que si l’une d’elles est violée, et qu’elle ne se suicide pas ou ne tue pas son violeur, ses sœurs la pourchassent et les suppriment tous les deux. Au regard des hommes, elles sont aussi chastes que les prêtresses d’Avarra ; mais personne ne sait avec certitude ce qu’elles font entre elles. Peut-être sont-elles simplement très habiles à cacher leurs amours. En tout cas, je te l’ai dit, ce sont d’excellentes guerrières.

Bard n’imaginait pas Carlina parmi elles. Il continua à chevaucher, muet et morose, jusqu’au moment où on l’appela, au milieu de l’après-midi, pour examiner les armes d’une bande de jeunes fermiers qui s’étaient joints à eux. L’un portait une épée ancienne héritée de sa famille, mais les autres n’avaient que des haches, des piques semblant remonter à plusieurs générations, des fourches et des gourdins.

— Sais-tu monter à cheval ? demanda-t-il à l’homme à l’épée. Si oui, tu peux rejoindre mes hommes.

Le jeune paysan secoua la tête.

— Non, vai dom, pas même une bête de labour, confessa-t-il dans son rude dialecte. L’épée appartenait à mon arrière-grand-père, qui la portait à Firetop il y a cent ans. Je peux m’en servir un peu, mais j’aime mieux rester avec mes frères.

Bard acquiesça de la tête. L’arme ne fait pas le soldat.

— Comme tu voudras, mon ami, et bonne chance. Toi et tes frères, allez rejoindre ce groupe, là-bas. Ils parlent votre langue.

— Oui, c’est mes voisins, vai dom, dit-il, ajoutant timidement : Vous n’êtes pas le fils du grand seigneur, celui qu’on appelle le Loup, dom ?

— C’est ainsi qu’on m’appelle, dit Bard.

— Alors, que faites-vous là, dom ? On m’avait dit que vous étiez proscrit et en terre étrangère…

Bard gloussa.

— Celui qui m’a proscrit est allé s’expliquer en enfer. Tu vas essayer de me tuer pour remporter le prix offert pour ma tête, mon brave ?

— Non, pas question, dit le jeune paysan, les yeux ronds de consternation. Pas le fils du grand seigneur. Sauf qu’avec vous comme général, on pourra pas faire autrement que gagner, dom Loup.

— Puissent tous les renards et les sauvages de Serrais penser ainsi, mon ami, dit Bard, regardant les paysans rejoindre leur groupe.

Il rattrapa son père, l’air pensif, saisissant ici et là des bribes de conversation : le Loup, le Loup des Kilghard est là pour nous mener à la victoire. Oui, il l’emporterait avec eux.

Quand il eut rejoint son père, Dom Rafaël fit signe au plus jeune des leroni, garçon au visage frais semé de taches de rousseur, et aux cheveux flamboyants sous un capuchon gris. Il devait avoir dans les douze ans.

— Rory a vu quelque chose, Bard. Dis à mon fils ce que tu as vu, petit.

— De l’autre côté du bois, Dom Loup… Dom Bard, rectifia-t-il vivement, il y a un groupe d’hommes qui nous a dressé une embuscade.

Bard étrécit les yeux.

— Tu as vu cela ? Avec la Vision ?

— En chevauchant, je ne voyais pas si bien que dans une pierre-étoile ou un bassin d’eau claire, dit le jeune laranzu. Mais ils sont là.

— Combien ? Où ? Comment sont-ils disposés ? lança-t-il vivement.

Rory descendit de son poney, et, prenant une brindille, se mit à dessiner dans la poussière.

— Quatre, peut-être cinq douzaines d’hommes. Une dizaine à cheval, comme ça…

Il traça une ligne perpendiculaire aux autres.

— Parmi les autres, certains ont des arcs…

Melisendra se pencha sur le garçon et demanda :

— Il y a des leroni avec eux ?

— Je crois que non, domna. C’est difficile à voir…

Bard considéra la foule de recrues qui les suivait.

Enfer et damnation ! Il n’avait pas jugé nécessaire de les faire mettre en formation jusque-là ; mais si on les prenait de flanc, quelques assaillants pouvaient à eux seuls leur infliger de lourdes pertes ! Avant même de réfléchir sérieusement à cette embuscade, il lança :

— Rory, regarde ! Y a-t-il des hommes qui nous suivent ?

L’enfant étrécit les yeux et répondit :

— Non, Dom Loup, la route est dégagée jusqu’à la forteresse de Dom Rafaël et jusqu’aux frontières du Marenji.

Cela signifiait que l’armée de Serrais était quelque part entre eux et le Château Asturias. Devraient-ils se battre pour l’atteindre, et le trouver assiégé en arrivant ? Peut-être Geremy se rendrait-il aux envahisseurs avant qu’ils aient eu le temps d’intervenir ? Non, il ne devait pas parler ainsi d’un allié de trêve. Et, en attendant, une embuscade était tendue à son armée. Embuscade risible, destinée – il en était certain – uniquement à les retarder, afin qu’ils soient obligés de s’arrêter pour soigner leurs blessés, et qu’ils n’arrivent au château qu’après la nuit tombée, ou même le lendemain. Cela signifiait qu’ils avaient l’intention d’attaquer le soir même. Une armée de cette importance ne pouvait pas passer inaperçue ; si l’ennemi avait des oiseaux-espions, ou une leroni douée de la Vision, l’armée de Serrais devait être avertie de leur venue, et avoir un intérêt quelconque à les retarder d’un jour.

Il confia cette pensée à son père, qui acquiesça de la tête.

— Mais que faut-il faire ?

— Dommage que nous ne puissions pas les contourner, dit Bard, et laisser ces embusqués nous attendre comme un chat devant un trou de souris vide. Mais nous ne pouvons pas contourner le bois sans être vus avec une armée de cette taille. Rory dit qu’il n’y a pas de leronis avec eux, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une leronis en rapport mental avec l’un de leurs chefs, et qui voit par ses yeux. Nous ne pouvons donc pas les attaquer sans donner l’alerte à toute l’armée de Serrais.

Il réfléchit un moment.

— Et si nous les attaquons, même si nous les annihilons rapidement – quatre douzaines d’hommes ne tiendront pas contre toute notre armée – cela donnera le temps à une leronis ou à un oiseau-espion de connaître notre nombre, notre position et nos armes. Mais ce qu’une leronis ne voit pas, elle ne peut en parler. Père, donne ta cape, ton cheval et ta bannière à un soldat qui m'accompagnera, pendant que tu contourneras le bois avec toute l’armée. Pendant ce temps…

Il s’arrêta pour réfléchir.

— Donne-moi dix ou douze cavaliers d’élite, une douzaine de fantassins avec hauts boucliers, et deux douzaines d’archers. Nous suivrons le sentier principal ; et si nous avons de la chance, les guetteurs en rapport avec les embusqués penseront que c’est là toute la troupe dont nous disposons pour lever le siège du Château Asturias. Prends les leroni avec toi : quand vous aurez passé le bois, arrêtez-vous, et que les leroni ou les oiseaux-espions tâchent de savoir quelle armée Serrais envoie cette fois contre nous.

Ce plan fut bientôt adopté.

— Prends les archères de la Sororité, lui dit son père, et les cavaliers du Seigneur Lanzell – ils sont quinze et, ensemble, ils se battent comme un seul homme. Choisis toi-même tes fantassins.

— Père, je ne connais plus assez bien les hommes pour les choisir si rapidement.

— Jerrall les connaît, dit Dom Rafaël, faisant signe à son porte-drapeau. Il me sert depuis vingt ans. Jerrall, va avec mon fils et obéis-lui comme à moi-même !

Choisissant ses hommes et regardant le gros de l’armée serrer les rangs avant de partir dans la direction opposée, Bard sentit sa gorge se serrer. Il combattait depuis l’âge de treize ans, mais c’était la première fois qu’il allait se battre sous la bannière de son père – et, depuis sa condamnation à l’exil, la première fois qu’il allait combattre pour un pays qu’il chérissait.

Ils prirent les embusqués à revers, surprenant les cavaliers et tuant la moitié des chevaux avant que les fantassins pussent se rallier. Les hommes de Bard se formèrent en ligne, abrités par les boucliers, et les archers lancèrent une pluie de flèches. La bataille dura moins d’une demi-heure, après quoi ils se trouvèrent en possession de la bannière de Serrais. Les survivants s’enfuirent à toutes jambes. Bard avait perdu deux ou trois hommes, mais ils avaient capturé ou tué tous les chevaux de l’ennemi. Il donna ordre d’achever les blessés graves – ils ne survivraient pas si on les déplaçait, et c’était plus charitable que de les laisser à la merci des kyorebni et des loups – et de les dépouiller de leurs armes et de leurs armures.

Quand ils rejoignirent le gros de l’armée, ils firent interroger leurs prisonniers par un laranzu sachant sonder les esprits. Ce qui leur apprit qu’ils devraient effectivement combattre toute l’armée de Serrais pour arriver au Château Asturias. L’armée campée devant les fortifications préparait une attaque, mais pouvait mettre le siège devant le château s’ils n’arrivaient pas à le prendre par surprise.

Bard hocha la tête, l’air sombre.

— Il faut avancer toute la nuit à marche forcée. L’intendance ne pourra pas suivre aussi vite, mais nos meilleurs hommes doivent arriver à temps pour gâter la surprise que préparent ceux de Serrais !

La pluie nocturne commença à tomber, mais ils continuèrent aussi vite que possible, même quand une neige légère eut remplacé la pluie, ce qui provoqua quelques murmures dans les rangs.

— Vous voulez nous faire croire qu’ils vont attaquer le Château Asturias par ce temps ? Ils ne verraient même pas les murs pour tirer dessus !

Cela rappela à Bard la campagne d’autrefois, son premier commandement indépendant. Melisendra, avec ses cheveux flamboyants recouverts de son capuchon gris de leronis, lui rappela Melora, avec un regret poignant. Où était-elle en ce moment ? Et c’est aussi d’une voix ressemblant à celle de Melora qu’elle dit avec douceur :

— Le temps s’éclaircira avant l’aube, vous pouvez en être certains. Et certains aussi que leurs sorciers le savent comme nous. Ceux du château se croient peut-être en sécurité à cause de la tempête, mais, dès que les nuages vont se dissiper, il y aura un beau clair de lunes.

L’homme la regarda avec une sorte de crainte révérentielles et dit :

— C’est par la sorcellerie que vous savez cela, domna ?

— Je le sais parce que je connais les cycles des lunes, dit Melisendra en riant. N’importe quel fermier pourrait vous en dire autant. Ce soir, il y aura quatre lunes dans le ciel et Kyrrdis et Liriel seront pleines. Il fera assez clair pour chasser au faucon ! Il faut donc arriver à temps pour la bataille. Mais, ajouta-t-elle pensivement, il fera aussi assez clair pour que leurs sorciers fassent agir leurs sortilèges, et nous devons nous préparer à cela également.

Bard apprécia ces renseignements ; mais il n’aimait pas se battre par sorciers interposés. Il préférait les épées et les lances !

La violence de la tempête s’accrut à tel point qu’on fit marcher les leroni devant avec des torches, le jeune Rory reconnaissant la route grâce à la Vision. Hommes et chevaux, en jurant, peinaient derrière eux dans la neige et les congères. Bard se demanda si les leroni de l’ennemi avaient provoqué cette tempête. Elle lui paraissait trop forte pour être naturelle. Mais il n’avait aucun moyen de le savoir, et il décida de ne pas faire à Melisendra le plaisir de le lui demander.

Puis, soudain, ce fut le silence ; ils débouchèrent de la tempête sous un ciel sans nuages, le vent tomba, et au-dessus d’eux brillèrent les visages sereins de la pâle Liriel et de Kyrrdis la bleue. D’étonnement, les hommes en eurent le souffle coupé. Du haut d’une colline, ils observèrent la vallée entourant le château.

Il régnait un silence surnaturel. Il savait, d’après ce que les sorciers lui avaient dit, que toute l’armée de Serrais était là, campée devant le château, prête à attaquer à l’aube ; mais on ne voyait pas un seul feu de camp, on n’entendait pas le moindre crissement.

— Pourtant, ils sont là, dit Melisendra près de lui.

Et Bard vit dans l’esprit de Melisendra l’image de la vallée, non pas noire telle qu’il la voyait, mais éclairée d’étranges lueurs qui étaient, il le savait, des hommes, des chevaux et des engins de guerre.

— Comment peux-tu voir cela, Melisendra ?

— Je l’ignore. Peut-être ma pierre-étoile perçoit-elle la chaleur de leurs corps et la transforme-t-elle en une image que mon esprit peut voir… Chacun voit par une méthode différente. Rory m’a dit qu’il les entendait ; peut-être perçoit-il le mouvement de leur haleine, ou sent-il les pleurs de l’herbe écrasée sous leurs pieds.

Bard frissonna, regrettant d’avoir posé la question. Il avait possédé cette femme, elle lui avait donné un fils, et pourtant il ne savait rien d’elle et elle lui faisait peur. Il avait entendu parler d’un laran qui tuait. Le possédait-elle ? Non, sinon, elle s’en serait sûrement servie pour défendre sa virginité…

— Leurs leroni savent-ils que nous arrivons ?

— Ils savent que nous sommes quelque part dans les parages, j’en suis certaine. La présence de tant d’hommes et de bêtes ne peut être dissimulée à quiconque doué de laran. Mais, Rory et moi, nous avons fermé nos esprits autant que nous l’avons pu, et j’espère qu’ils nous croient plus loin que nous ne le sommes. Nous avons laissé Dame Arbella et le vieux Maître Ricot avec les chariots d’approvisionnement : ils doivent émettre des images fausses, afin de faire croire que toute l’armée se trouve encore avec eux… Nous ne pouvons plus rien faire, qu’attendre et voir.

Ils attendirent. Kyrrdis déclinait vers l’horizon, et le ciel commençait à rosir à l’est quand Melisendra toucha le bras de Bard en disant :

— En bas, ils viennent de donner l’ordre d’attaquer.

Bard déclara sombrement :

— Alors, nous les attaquerons les premiers.

Il fit signe à son page et passa la consigne. Il n’était pas fatigué, quoiqu’il eût très peu dormi depuis trois jours. Il grignota un friand rassis, qui avait la consistance et le goût du cuir, mais il savait par expérience que, s’il allait à la bataille l’estomac vide, il aurait la nausée ou des vertiges. D’autres, il le savait, avaient une réaction contraire. Beltran disait toujours que, s’il avalait une bouchée, il vomissait comme une femme enceinte. Pourquoi pensait-il à Beltran en un moment pareil ? Pourquoi ce fantôme venait-il le tourmenter ?

Ainsi, il leur faudrait tailler en pièces l’armée de Serrais pour sauver le Château Asturias et la misérable vie de Geremy Hastur. Et, ensuite, est-ce qu’ils attaqueraient de nouveau ? Avec l’armée de Dom Rafaël sur les lieux, Geremy pensait-il vraiment pouvoir faire valoir ses droits à la couronne ? Geremy croyait-il que la trêve durerait un instant de plus qu’il ne convenait à Dom Rafaël ? Pourtant, il avait demandé à Dom Rafaël d’amener son armée.

Et, parmi leurs soldats, combien soutiendraient Dom Rafaël ? La plupart répugnaient sans doute autant que leur chef à voir un Hastur sur le trône.

Au-dessous d’eux, une lueur brilla, et il commanda :

— Lumières !

De partout, on découvrit les torches. Une flèche enflammée fulgura dans le ciel comme une comète et tomba au milieu de l’armée ennemie.

— À l’attaque ! cria Bard.

Hurlant l’antique cri de guerre des di Asturien, l’armée descendit la colline au galop et chargea l’armée de Serrais, la prenant à revers pendant qu’elle chargeait elle-même vers les murailles du château.

 

Quand le soleil rouge et mouillé se leva sur l’horizon, l’armée de Serrais était taillée en pièces, les rescapés fuyant dans la plus grande confusion ; ils avaient perdu tout courage après la première charge de Bard, qui avait tué et blessé la moitié de leur arrière-garde. Ils n’avaient jamais pu monter une seule catapulte ou un seul engin de guerre, ni allumer leur feuglu ; Bard avait tout capturé. Puis on avait allumé parmi eux quelques cartouches de feuglu, qui, explosant parmi les chevaux qui restaient, les avaient fait fuir, paniqués ; ce fut alors le massacre et la reddition finale. Du haut des murailles, ceux du château les avaient couverts, faisant pleuvoir une pluie de flèches sur l’ennemi, et, à la fin, les leroni avaient uni leurs forces pour répandre la terreur dans l’armée de Serrais, de sorte que les derniers ennemis s’étaient enfuis en glapissant, comme s’ils avaient à leurs trousses tous les démons des neuf enfers de Zandru. Ayant combattu lui-même contre la terreur du laran, Bard se dit que c’était sans doute le cas – ou du moins les hommes de Serrais pensaient-ils que c’était le cas, ce qui revenait au même.

Dom Eiric Ridenow de Serrais avait été fait prisonnier, et, quand Bard entra dans la forteresse avec ses porte-drapeaux, on se demandait déjà si on le garderait comme otage, en garant de la bonne conduite des autres Seigneurs de Serrais, si on le renverrait chez lui contre rançon, après lui avoir fait jurer de rester neutre à l’avenir, ou si on le pendrait aux murs du château pour faire un exemple, destiné à quiconque essaierait de franchir en armes les frontières d’Asturias.

— Faites ce que bon vous semble, dit le vieux seigneur en serrant les dents, si fort que sa barbe blonde en trembla. Croyez-vous que mes fils ne marcheront pas sur l’Asturias avec toutes leurs troupes, maintenant qu’ils savent ce qui est arrivé à leur avant-garde ?

— Il ment, dit un jeune laranzu. Cette armée n’était pas une avant-garde ; elle comprenait tous les hommes qu’il avait pu recruter dans les champs. Ses fils ne sont pas en âge de se battre. Ils ont tout risqué sur un coup de dés.

— Et ils auraient réussi sans votre intervention, mon cousin, dit Geremy Hastur à Dom Rafaël.

Il était en longue robe d’érudit, d’un pourpre si sombre qu’il paraissait presque noir. À part une petite dague, il n’avait pas d’armes. La longue robe dissimulait son infirmité disgracieuse, mais ne pouvait cacher sa démarche hésitante et boitillante d’homme quatre fois plus âgé qu’il ne l’était en réalité. Ses cheveux roux grisonnaient déjà aux tempes, et, vieillard prématuré, il avait commencé de porter un collier de barbe. Bard pensa avec mépris que son frère adoptif avait moins l’air d’un guerrier que les Renonçantes qui avaient combattu avec son armée !

Dom Rafaël et Geremy se donnèrent l’accolade de parents, puis ils s’écartèrent ; et les yeux de Geremy tombèrent sur Bard, debout deux pas derrière son père.

— Toi !

— Tu es étonné de me voir, mon cousin ?

— Tu avais été proscrit pour sept ans, Bard ; et maintenant, tu as le sang de la maison royale sur les mains. Ici, ta vie est doublement indésirable. Donne-moi une seule bonne raison pour que je ne dise pas à mes hommes de te pendre aux murs du château !

Bard dit avec emportement :

— Tu sais par quelle trahison ce sang est venu sur mes mains…

Mais Dom Rafaël le fit taire du geste.

— Est-ce là votre gratitude, cousin Geremy ? Bard a dirigé l’assaut qui a évité au Château Asturias de tomber entre les mains de Serrais. Sans lui, votre tête serait plantée au bout d’une pique et servirait de cible aux hommes de Dom Eiric !

Geremy pinça les lèvres.

— Je n’ai jamais douté de la bravoure de mon cousin, dit-il. Je suppose donc que je dois lui accorder l’amnistie, vie pour vie. Qu’il en soit ainsi, Bard ; circule dans ce royaume selon ce qu’exigera ton devoir. Mais ne parais pas devant moi. Quand l’armée partira, va-t’en avec elle, et ne reviens pas à ma cour de toute ta vie, car, le jour où je poserai de nouveau les yeux sur toi, je te ferai exécuter, c’est certain.

— Quant à cela… commença Bard.

Mais Dom Rafaël intervint.

— Assez. Avant de prononcer des sentences de mort et de bannissement, Hastur, il faut avoir un trône pour les justifier. Sur quoi fondez-vous vos prétentions à régner ici ?

— En qualité de Régent de Valentine, fils d’Ardrin, et à la requête de la Reine Ariel ; et en qualité de Gardien de ces terres qui ont, de temps immémorial, fait partie des Domaines des Hastur, et le redeviendront quand cette époque d’anarchie prendra fin. Les Hastur de Carcosa ne sont pas belliqueux. Ils laisseront les di Asturien régner ici pourvu qu’ils jurent allégeance au Domaine Hastur, comme Valentine l’a déjà fait.

— Magnifique ! rétorqua Dom Rafaël. Quelle gloire rejaillira sur vous, Geremy Hastur, pour le vaillant exploit d’extorquer un serment à un gamin de cinq ans à peine ! Lui avez-vous promis une épée de bois et un poney, ou avez-vous procédé à l’économie en lui offrant un gâteau au sucre et une poignée de bonbons ?

Geremy cilla sous le sarcasme.

— Il a écouté les arguments persuasifs de sa mère, la Reine Ariel, dit-il. Elle savait que je protégerais les droits de l’enfant jusqu’à sa majorité ; et, à ce moment-là, il m’a dit que, devenu homme, il prêterait de nouveau le serment de régner sous la souveraineté des Hastur.

Dom Rafaël répondit d’un ton farouche :

— Nous ne voulons pas de Hastur dans ce pays que les di Asturien gouvernent depuis qu’ils l’ont gagné sur les hommes-chats, voilà des générations !

— Les hommes de ce pays suivront Valentine, leur seigneur légitime, en allégeance au Roi Hastur légitime, dit Geremy.

— Tiens donc ! Mieux vaudrait quand même leur poser la question, seigneur.

— Je croyais, dit Geremy, dominant sa colère au prix d’un effort visible, que nous avions convenu d’une trêve, Dom Rafaël.

— La trêve était valide tant que l’armée de Serrais vous assiégeait ; mais cette armée est anéantie, et je doute que Dom Eiric puisse en lever une autre avant dix ans ou plus ! Même si nous lui laissons la vie ! Et à ce propos, ajouta-t-il, faisant signe à un garde du corps, emmenez Don Eiric et mettez-le en lieu sûr.

— Dans le donjon, seigneur ?

Dom Rafaël toisa Eiric Ridenow des pieds à la tête.

— Non, dit-il. Cela serait trop dur pour ses vieux os. S’il veut bien prêter serment, sous charme de vérité, de ne pas tenter de s’évader jusqu’à ce que nous ayons décidé de son sort, nous l’hébergerons dans le confort qui sied à son rang et à ses cheveux gris.

— Pour chaque cheveu gris de ma tête, il y en a dix sur la vôtre, Rafaël di Asturien, fit remarquer Dom Eiric, non sans raison.

— Même ainsi, je vous logerai confortablement jusqu’à ce que vos fils puissent payer votre rançon, car ils auront besoin de vous jusqu’à leur majorité. Les jeunes garçons sont impétueux et ils pourraient tenter quelque chose de dangereux pour eux.

Dom Eiric le foudroya du regard, mais il répondit enfin :

— Appelez notre leronis. Je jurerai sur les murs de Serrais que je ne quitterai pas ce château sans votre accord, mort ou vif.

Bard eut un rire dur.

— Fais-le jurer sur autre chose que les murs de Serrais, père, dit-il, car je peux les abattre quand je le voudrai.

Dom Eiric lui jeta un regard flamboyant, mais ne dit rien, car Bard avait raison, et il le savait. Dom Rafaël dit à son garde :

— Emmenez-le dans une chambre confortable, et surveillez-le jusqu’à ce que je puisse recevoir son serment. S’il s’évade avant d’avoir prêté serment devant une leronis, vous m’en répondrez sur votre vie.

Geremy Hastur, fronçant les sourcils, regarda sortir le vieux seigneur.

— Ne présumez pas trop de ma gratitude, mon cousin. Vous disposez bien librement de mes prisonniers, me semble-t-il.

— Vos prisonniers ? Quand regarderez-vous la vérité en face, mon cousin ? demanda Dom Rafaël. Votre règne ici est terminé, et je vais vous le prouver.

Il fit signe à Bard qui sortit sur le balcon. En bas, dans la cour où campait l’armée, de folles acclamations retentirent.

— Le Loup ! Le Loup des Kilghard !

— Notre général ! Il nous a conduits à la victoire !

— Le fils de Dom Rafaël ! Longue vie à la maison des di Asturien !

Dom Rafaël sortit aussi sur le balcon et cria :

— Écoutez-moi, mes amis ! Vous avez libéré le pays des envahisseurs de Serrais. Êtes-vous prêts à livrer l’Asturias aux Hastur ? Je revendique le trône pour la maison des di Asturien, pas pour moi, mais pour mon fils Alaric !

Une bruyante ovation couvrit ses paroles. Quand le silence revint, il dit :

— À votre tour, Seigneur Geremy. Demandez-leur s’ils désirent vivre une douzaine d’années sous le gouvernement des Hastur en attendant la majorité de Valentine.

Bard eut l’impression de pouvoir palper la haine et la fureur qui émanaient de Geremy ; mais le jeune homme ne dit rien, et se contenta de s’avancer sur le balcon. Il y eut quelques cris : « Pas de Hastur ! », « À bas les tyrans Hastur ! », mais, au bout d’un moment, le silence se fit.

— Hommes de di Asturien, cria-t-il, d’une voix de basse forte et vibrante qui contrastait avec son corps frêle, dans le passé, Hastur, fils de la Lumière, a gagné ce royaume et en a confié la garde et le gouvernement aux di Asturien ! Je représente ici le Roi Valentine, fils d’Ardrin. Êtes-vous des traîtres pour vous rebeller contre votre roi légitime ?

— Alors, où il est, ce roi ? cria un homme dans la foule. Si c’est notre roi légitime, il devrait être là et grandir au milieu de ses sujets !

— Pas de marionnettes des Hastur ici ! cria un autre. Retourne à Hali, Hastur !

— On veut un vrai di Asturien sur le trône, pas un laquais des Hastur !

— On baisera pas le cul d’un Hastur en Asturias !

Bard écoutait avec une satisfaction croissante à mesure que les protestations s’amplifiaient. Quelqu’un lança une pierre. Geremy ne broncha pas ; il leva une main et la pierre explosa en un bouquet d’étincelles bleues. Il y eut des murmures et un cri de rage.

— Pas de rois-sorciers en Asturias !

— On veut un soldat, pas un sale laranzu !

— Dom Rafaël ! Dom Rafaël ! Qui représente le Roi Alaric ? hurlèrent-ils. Certains crièrent même : « Bard ! Bard di Asturien ! Nous voulons le Loup des Kilghard ! »

Quelqu’un lança une seconde pierre, qui ne passa pas à portée de Geremy, et qu’il ne se donna pas la peine d’anéantir. Puis un autre jeta de la cour une poignée de crottin qui atterrit sur la robe pourpre. L’écuyer de Geremy le prit par le coude et lui fit quitter le balcon.

— Croyez-vous pouvoir revendiquer le trône d’Asturias, Dom Geremy ? dit Dom Rafaël. Je devrais peut-être envoyer votre tête à la Reine Ariel et aux gens de Carcosa, pour qu’ils choisissent plus soigneusement leurs serviteurs à l’avenir.

Le sourire de Geremy fut aussi sombre que celui de son adversaire.

— Je ne vous le conseille pas. Le Roi Valentine aime son compagnon de jeux, Alaric ; mais je ne doute pas que la Reine Ariel ne vous rende cadeau pour cadeau.

Bard s’avança, serrant les poings, mais Dom Rafaël secoua la tête.

— Non, mon fils. Pas de sang ici. Nous ne voulons pas de mal aux Hastur tant qu’ils gouvernent leurs propres terres et ne se mêlent pas de gouverner les nôtres. Mais vous resterez mon hôte jusqu’à ce que mon fils Alaric revienne sous ce toit.

— Croyez-vous que Carolin de Carcosa négociera avec un usurpateur ?

— Alors, dit Dom Rafaël, j’aurai le plaisir de vous offrir l’hospitalité aussi longtemps que vous le voudrez, seigneur. Si je ne vivais pas assez longtemps pour voir votre retour à Carcosa, j’ai un petit-fils qui assurera la régence d’Asturias au nom de mon fils Alaric.

Il dit à Bard :

— Conduis à ses appartements notre hôte royal – royal à Carcosa, mais jamais à Asturias. Et postes-y des serviteurs qui s’assureront qu’il ne manque de rien et qu’il ne va pas explorer les bois où il pourrait tomber et blesser sa jambe infirme. Nous devons traiter avec les plus grands égards le fils du Roi Carolin.

— Je veillerai à ce qu’il reste dans sa chambre, à étudier et méditer, sans prendre le risque de s’épuiser à force d’exercice, dit Bard, posant la main sur l’épaule de Geremy. Viens, mon cousin.

Geremy se dégagea violemment, comme s’il l’avait brûlé.

— Maudit bâtard, ne pose pas la main sur moi !

— Je n’éprouve aucun plaisir à ce contact, dit Bard. Je ne suis pas un amoureux des hommes. Me suivras-tu, selon ma courtoise requête ? Sinon…

Il fit signe à deux soldats.

— Le Seigneur Hastur a quelque difficulté à marcher ; il est infirme, comme vous voyez ; ayez la bonté de l’assister pour regagner ses appartements.

Geremy se débattit en hurlant alors que deux solides hommes d’armes cherchaient à l’entraîner de force, puis, retrouvant sa dignité, se calma et se laissa emmener. Mais le regard qu’il lança à Bard signifiait clairement que, s’ils se retrouvaient un jour, armés tous deux, il se battrait jusqu’à la mort.

J’aurais dû le tuer quand j’en ai eu l’occasion, pensa Bard, amer. Mais je l’avais déjà estropié par malchance. Je ne pouvais pas le tuer désarmé. J’aurais préféré avoir Geremy pour frère et ami, plutôt que pour ennemi. Quel dieu me poursuit de sa haine pour qu’une telle situation se produise ?

 

Au Château Asturias, le changement de pouvoir s’effectua en quelques jours, sans grands problèmes. Ils furent contraints de pendre quelques soldats restés fidèles à Geremy, et qui organisaient une révolution de palais ; mais un laranzu flaira le complot avant qu’il fût mis à exécution. Le calme revint bientôt. Bard apprit par Melisendra que l’une des femmes de la Reine Ariel exilée portait un enfant de Geremy Hastur et suppliait qu’on la laisse le rejoindre dans sa prison.

— Je ne savais pas que Geremy avait une amie de cœur. Tu connais son nom ?

— Ginevra, dit Melisendra.

Bard haussa les sourcils, se souvenant de Ginevra Harryl.

— Tu es leronis, dit-il. Peux-tu provoquer chez elle une fausse couche ou autre chose du même genre ? C’est assez incommode d’avoir un Hastur prisonnier ; ne commençons pas une nouvelle dynastie.

Melisendra pâlit de rage.

— Aucune leronis n’abuserait ainsi de ses pouvoirs.

— Tu me prends pour un imbécile ? Pas de ces fariboles vertueuses ! Toutes les catins à soldats qui se trouvent enceintes contre leur gré connaissent des sorcières qui les délivrent de ce fardeau incommode !

Au comble de la fureur, Melisendra rétorqua :

— Si la femme ne veut pas mettre un enfant au monde dans la misère, en campagne, sans père, ou si elle sait qu’elle n’aura pas de lait pour le nourrir – alors, sans aucun doute, une leronis aura pitié d’elle ! Mais tuer un enfant désiré, simplement parce qu’un homme le trouve gênant pour le trône ?

Elle le regarda, les yeux flamboyants, et reprit :

— Crois-tu que je désirais ton enfant, Bard di Asturien ? Mais c’était fait, c’était irrévocable, et, quoi qu’il arrive, j’avais perdu la Vision… Je me suis donc abstenue de supprimer une vie innocente, bien que je ne l’aie pas désirée. Et si j’ai pu faire cela, crois-tu que j’irais nuire à l’enfant de Ginevra, fût-ce en pensée ? Ginevra aime le père et l’enfant ! Si tu veux faire exécuter ce sale travail, envoie un homme lui couper la gorge, et qu’on n’en parle plus !

Bard ne trouva rien à répondre. C’était une pensée troublante que Melisendra eût pu se débarrasser si facilement de cet enfant qui était devenu Erlend. Pourquoi avait-elle retenu sa main ?

Restait en tout cas le problème de Ginevra. Maudites femmes et leurs scrupules idiots ! Melisendra avait tué à la guerre, il le savait. Pourtant, voilà un ennemi potentiel des di Asturien, beaucoup plus dangereux qu’un ennemi armé d’une épée ou d’une pique, et cet ennemi vivrait ! Il ne voulait pas s’abaisser à discuter avec elle, mais gare à la prochaine fois qu’elle contrecarrerait ses desseins ! Il le lui dit et sortit en claquant la porte.

Penser à la femme qu’il avait et ne désirait pas lui rappela, forcément, la femme qu’il désirait et qu’il n’avait pas. Et, au bout d’un moment, il trouva un moyen d’utiliser Ginevra et son futur bébé.

La campagne pacifiée et les armées renvoyées chez elle – à part l’armée permanente que Bard entraînait pour la défense et peut-être la conquête, car il savait parfaitement que les Hastur l’attaqueraient un jour, otages ou pas –, Dame Jerana n’avait pas tardé à venir à la cour. Bard alla la trouver dans les anciens appartements de la Reine Ariel.

— Dame Ginevra Harryl, qui attend un enfant de Hastur – est-elle en bonne santé ? Quand va-t-elle accoucher ?

— Dans trois lunes, environ, dit Dame Jerana.

— Voulez-vous me rendre un service, ma mère ? Veillez à ce qu’elle soit confortablement logée, avec des dames pour la servir et une bonne sage-femme à sa disposition.

Dame Jerana fronça les sourcils.

— Mais c’est fait, dit-elle. Elle a trois dames de compagnie connues pour leurs sympathies envers les Hastur, et la sage-femme qui a mis ton propre fils au monde. Mais je te connais trop bien pour penser qu’il s’agit d’égards envers Dame Ginevra.

— Pourquoi ? dit Bard. Avez-vous oublié que Geremy est mon frère adoptif ?

Jerana eut l’air sceptique, mais Bard n’en dit pas plus. Toutefois, plus tard dans la journée, quand il eut vérifié que tout ce qu’avait dit Dame Jerana était vrai, il se rendit dans les appartements de Geremy.

Geremy jouait à un jeu appelé Castles avec l’un des pages attachés à son service. À l’entrée de Bard, il repoussa le dé et se leva péniblement.

— Inutile de te lever par courtoisie, Geremy. En fait, tu n’as même pas besoin de te lever.

— C’est l’usage qu’un prisonnier se lève en présence de son geôlier, dit Geremy.

— Comme tu voudras, dit Bard. Je venais t’apporter des nouvelles de Dame Ginevra Harryl. Je suis sûr que tu es trop fier pour en demander. Je suis donc venu t’apprendre qu’elle est logée dans l’appartement attenant à celui de ma belle-mère, et que ses propres dames de compagnie, Camilla et Rafaella Delleray et Felizia MacAnndra, la servent ; et qu’une sage-femme formée dans notre maison est à sa disposition.

Geremy serra les poings.

— Te connaissant, dit-il, je suis sûr que c’est une façon de me dire que tu te venges de quelque insulte imaginaire en la jetant, elle et ses femmes, dans un sombre donjon, avec une maudite souillon qui la malmènera pendant l’accouchement.

— Tu me fais tort, cousin. Elle est logée plus confortablement que toi, et je le répéterai sous l’influence d’un charme de vérité si tu le désires.

— Pourquoi agirais-tu ainsi ? demanda Geremy, soupçonneux.

— Parce que, sachant combien un homme peut être inquiet pour sa femme, dit Bard, j’ai pensé que tu serais aussi aise d’avoir des nouvelles de la tienne que je le serais d’en avoir de la mienne. Si tu veux, je peux prendre des mesures pour que Ginevra te rejoigne ici même…

Geremy se laissa tomber sur son siège et enfouit son visage dans ses mains.

— Prends-tu plaisir à me tourmenter, Bard ? dit-il. Tu n’as pas l’ombre d’une querelle avec Ginevra, mais, si ça t’amuse de me voir humilié, je me mettrai à genoux devant toi s’il le faut ; ne fais pas de mal à Ginevra ou à son enfant.

Bard ouvrit la porte pour faire entrer une leronis du château – pas Melisendra. Quand la lumière bleutée du charme de vérité emplit la chambre, il dit :

— Entends-moi maintenant, Geremy. Dame Ginevra est logée dans des appartements luxueux, à un jet de pierre de ceux qu’occupait la Reine Ariel dans notre enfance. Elle a de la nourriture en abondance, comme il convient à une femme enceinte, et tout ce qu’elle désire, selon mes ordres. Elle a ses propres femmes pour la servir, et qui couchent dans sa chambre pour que personne ne la dérange, et la sage-femme de ma belle-mère est à portée de voix.

Geremy observait la lumière immobile du charme de vérité, qui ne trembla pas. Il était toujours soupçonneux, mais, étant lui-même entraîné dans l’art du laran, il savait qu’il n’y avait pas eu de supercherie dans l’établissement du charme de vérité.

— Pourquoi me dis-tu tout cela ? demanda-t-il.

— Parce que moi aussi, j’ai une femme, dit Bard, que je n’ai pas vue pendant sept longues années de proscription et d’exil. Si, sous l’influence du charme de vérité, tu acceptes de me dire où je peux trouver Carlina, je suis prêt à permettre que Ginevra te rejoigne ici, ou que tu ailles t’installer dans son appartement, sous bonne garde, jusqu’à la naissance de ton enfant.

Geremy rejeta la tête en arrière et éclata de rire mais d’un rire désespéré.

— Je voudrais pouvoir te le dire ! dit-il. J’avais oublié quel prix tu attachais à ces fiançailles… Nous y attachions tous un grand prix avant ta querelle avec Ardrin…

— Carlina est ma femme, dit Bard. Et puisque nous sommes ici en présence d’un charme de vérité, dis-moi sincèrement ceci : Ardrin s’est-il repenti de la promesse qu’il m’avait faite, et a-t-il essayé de te la donner, engeance d’Hastur ?

— Il s’en est repenti tout de suite, dit Geremy. Et Beltran étant mort et toi proscrit, il a considéré ce lien comme annulé. Il me l’a offerte, en effet. Ne grince pas des dents comme ça et ne fronce pas les sourcils, Loup. Carlina n’a pas voulu entendre parler de moi, et elle le lui a dit, malgré la colère du vieux roi qui a tempêté en disant qu’il ne se laisserait braver ainsi par aucune femme vivante !

La lumière du charme de vérité sur son visage ne trembla pas ; Bard sut qu’il disait vrai. Une bouffée de joie l’envahit. Carlina n’avait pas oublié le lien qui les unissait, et elle n’avait pas voulu le rompre, fût-ce pour Geremy !

— Alors où se trouve-t-elle, Geremy ? Parle, et Ginevra sera libre de te rejoindre ici.

Geremy se mit à rire avec l’amertume du désespoir.

— Où elle se trouve maintenant ? Je vais te le dire volontiers, très volontiers, mon cousin ! Elle a prononcé les vœux des prêtresses d’Avarra, que même son père n’a pas osé récuser, dit-il. Elle a fui la cour et le royaume, et s’est rendue dans l’Ile du Silence où elle a juré de passer le reste de sa vie dans la chasteté et la prière. Et si tu la veux, mon cousin, c’est là qu’il faudra aller la chercher.

Le Loup des Kilghard
titlepage.xhtml
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-04]Le Loup de Kilghard(1980).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html